On dit parfois que le génie est proche de la folie... Que l'on peut aimer à la folie jusqu'à ne faire qu'un avec l'être aimé... Dans le cas de la célèbre peintre Georgia O'Keeffe (1887-1986), ces assertions sont des euphémismes. Entre cette grande artiste et son pays d'adoption, le Nouveau Mexique, on peut parler de passion fusionnelle; de communion parfaite autant physique que spirituelle. Dès 1917, à sa première visite de cette contrée sauvage et isolée du sud-ouest des États-Unis, celle qui devait devenir un des maîtres de la peinture moderne, sentit une attirance mystérieuse pour cette terre inconnue, inviolée, unique. Un univers en soi, fait de paysages immenses et puissants, presque surnaturels. Un trésor secret, presqu'inaccesible, parfois écrasé sous une chaleur torride ou balayé par un vent cinglant; entouré de collines, de plaines désertiques, de falaises, de canyons, de rochers, d'escarpements; avec quelques précieux points d'eau dans lesquels se reflète le bleu sans pareil du ciel du sud-ouest américain. Un vaste espace à la fois désertique, silencieux, hostile mais sublimé par la force incroyable de la vie qui réussit malgré tout à s'y implanter. Comme cet oiseau-mouche au corps si minuscule mais pourtant si palpitant que Georgia recueillit un jour dans ses mains graciles après qu'il eut heurté une des fenêtres de Ghost Ranch, qui fut sa demeure à partir des années quarante.
Une propriété isolée, au jardin fleuri, située sur une réserve indienne perdue sous un soleil de plomb qui illumine et chauffe la terre sablonneuse et pierreuse. Mais, aux différentes heures du jour, la lumière de ce soleil ardent joue à cache-cache avec les composantes de ce décor fabuleux, qui, selon la "mode" du temps, revêt des teintes grises, roses, mielleusement dorées, ou rouges ocre, tantôt fuyantes et ombrageuses, tantôt vives et resplendissantes, toujours incomparables et changeantes. Un paradis pour un peintre à la recherche d'exotisme et d'originalité. Une histoire jamais révélée ou racontée au monde contemporain...jusqu'à ce qu'une fée au pinceau magique fasse miroiter ces riches beautés sur ses toiles, et les partage avec l'ensemble de l'humanité.
À la fin de sa longue vie, qui a duré presque cent ans, Georgia O'Keeffe disait ceci sur ce pays qu'elle a aimé plus qu'elle-même: «Lorsque je pense à la mort, mon seul regret c'est que je ne pourrai plus voir ce beau pays, à moins que les Indiens aient raison lorsqu'ils disent que notre esprit continue d'habiter ici après notre départ». C'est peut-être aussi la raison qui explique pourquoi sa dernière volonté a été de faire disperser les cendres de son corps sur ces lieux qu'elle a tant adorés. Presque jusqu'à sa mort à Santa Fe, le 6 mars 1986, malgré une maladie dégénérative des yeux qui ne lui laissait plus qu'une vision périphérique partielle, la vieille dame a continué à faire de l'aquarelle et de la poterie. C'était tout naturel pour elle car sa vie c'était l'art. Elle en était certaine depuis l'âge de douze ans alors qu'elle vivait sur la ferme familiale de Sun Prairie, dans le Wisconsin, où elle est née le 15 novembre 1887. «Mon premier souvenir c'est celui de la lumière - la brillance de la lumière - la lumière partout autour de moi». Sa mère tenait à ce que ses filles, en particulier, bénéficient d'un enseignement supplémentaire en arts. Très tôt, les professeurs de Georgia se rendirent compte qu'elle avait un don spécial pour la peinture. Elle décide de poursuivre des études dans ce domaine.
Une fois sa formation complétée, la jeune femme produit bien quelques oeuvres mais celles-ci passent totalement inaperçues. Il faut se replacer dans le contexte de l'époque, au début du XXe siècle, pour comprendre que le monde de la peinture était pratiquement réservé aux hommes seulement. Les femmes étaient confinées à leur rôle d'épouse, de mère de famille et de "reine" du foyer. Dans une société américaine encore dominée par la religion, le conformisme et le puritanisme, c'était plutôt mal vu d'être artiste, encore plus si vous étiez une femme. Le sexisme et les préjugés empêchaient la gent féminine de s'émanciper et de s'épanouir dans les métiers "non traditionnels". Ces barrières n'arrêtent pas Georgia, qui a un fort caractère et un esprit extraordinairement libre pour son temps. Plus tard elle écrira : «J'ai été absolument terrifiée à chaque moment de ma vie mais ça ne m'a jamais empêché de faire une seule chose que je désirais faire». De nature solitaire, elle a toujours craint d'être incomprise ou mal comprise même si elle croyait que son art se suffisait à lui-même. D'ailleurs, les critiques ne la ménageaient guère, surtout au début de sa carrière. Ils voyaient (et déconçaient) dans ses tableaux de fragments de fleurs une symbolique reliée à l'anatomie du sexe féminin. Ce qui soulevait l'ire de l'artiste. Selon elle, les critiques avaient tout faux et elle seule pouvait vraiment connaître la signification précise de chacune de ses oeuvres... Elle disait peindre simplement ce qu'elle voyait, de la façon qu'elle le voyait, sans complications ésotériques ou psychanalytiques...
En 1915, elle fait une auto-critique de ses travaux et elle remet en question ce qu'elle a appris. Elle réalise rapidement qu'en suivant les idées reçues et en travaillant avec les méthodes enseignées pareillement à tous les élèves qu'elle a côtoyés sur les bancs d'école, elle n'arriverait jamais à élaborer une oeuvre forte et distinctive, à se forger un style bien à elle, qui traduirait ce qu'elle est au plus profond d'elle-même. Dans son esprit clairvoyant, c'était vain, inutile et stupide de copier les maîtres ou de faire comme les autres. Dans ses rêves, dans sa façon singulière de voir le monde, dans ses songes intérieurs, elle voyait des couleurs et des formes qui ne correspondaient à rien de ce qu'elle avait pu observer chez les autres peintres ou les autres artistes. Probablement parce que les femmes n'ont pas le même regard que les hommes sur la vie, et sur leur environnement, croyait-elle... À partir de cette prise de conscience, la jeune femme décida qu'elle ferait ce qu'elle voulait, comme elle le voulait, en jurant d'être fidèle à son inspiration, à ses idées et à ses goûts personnels.
Par exemple, au lieu de peindre "bêtement" des fleurs dans un vase, comme on le lui avait enseigné, Georgia choisit de peindre des fleurs qui débordaient les contours de la toile ! En s'attardant au coeur de la fleur, à un détail ou à un angle en particulier, l'audacieuse artiste exprimait plus et mieux ce qu'elle voulait dire ou signifier par son oeuvre. Jamais n'avait-on vu des fleurs si gigantesques, éclatantes et spectaculaires ! C'était le but visé : en les peignant en gros plan, se disait-elle, même les New Yorkais pressés et pris dans le tourbillon de la vie urbaine n'auraient pas le choix de s'arrêter un moment, saisis par la vision singulière de ces fleurs géantes, tellement impressionnnantes et captivantes.
Mais pour que les New Yorkais les voient, il fallait quelqu'un pour leur montrer... Heureusement pour Georgia, le photographe Alfred Stieglitz est parmi les premiers à être séduits par ses ouvrages et il les expose peu de temps après dans sa galerie d'art à New York. En dépit d'une différence d'âge de 24 ans, l'admiration réciproque que se vouent les deux artistes se transforme en amour et ils s'épousent en 1924. L'oeuvre new-yorkaise de la nouvelle mariée sera notamment inspirée des gratte-ciel de Manhattan et du paysage du Lac George dans l'état de New York. Elle peint également des toiles abstraites, fruits de ses diverses expérimentations avec les couleurs. Mais elle n'oublie pas pour autant sa fascination pour le Nouveau Mexique où elle passe les vacances d'été avec son mari. Elle affectionne particulièrement le coin d'Abiquiu, dans le nord de l'état. Elle y aura d'ailleurs un petit studio ou laboratoire où elle perfectionnera son art.
À la fin des années '40, après le décès de son époux, elle s'installera définitivement dans son lieu de prédilection, à Ghost Ranch, dans ce qu'elle appelle son "faraway". Elle est déjà célèbre et son oeuvre s'est tellement imposée par sa valeur intrinsèque, qu'elle écrase peu à peu tous les préjugés sexistes et amenuise les critiques négatives qui s'acharnent sur elle. Georgia peut être libre et indépendante comme elle l'a toujours désiré. Elle peut créer à sa guise et donner toute la mesure de son immense talent. Presque quotidiennement, de sept heures du matin jusqu'à la fin de l'après-midi, elle explore et parcourt des sentiers qui la mènent un peu partout dans les environs de son ranch ou de son studio. Elle peut aussi peindre, bien installée sur le siège arrière de son automobile. Lorsqu'elle pratique son art au grand air, le climat parfois rude et venteux de ce pays lui rend occasionnellment la tâche difficile. Elle doit rester bien assise sur son banc pendant qu'elle dessine ses tableaux, sinon le vent est assez fort pour l'emporter !
À mesure que les années passent, Georgia O'Keeffe développe une relation quasi-obsessionnelle avec sa région d'adoption. Elle se fond dans son environnement au point d'en faire partie intégrante et de se prendre pour un...coyote ! L'anecdote est authentique. Un jour, lors d'une randonnée au fond d'un canyon, elle se laissa si totalement absorber par ce milieu naturel envoûtant, que, rejetant sa tête par en arrière, à la manière des coyotes, elle se mit à hurler comme eux, à la stupéfaction des personnes qui l'accompagnaient et qui croyaient qu'elle criait parce qu'elle était blessée. Revenant à elle, Georgia leur répondit qu'elle n'avait pas pu se retenir devant la splendeur du décor : «c'est si beau» s'exclama-t-elle, enchantée et encore sous le coup d'une forte sensation...
En plus d'ouvrir toutes grandes les portes de l'art aux femmes américaines, Georgia O'Keeffe a fait vibrer la fibre patriotique de ses concitoyens en clamant haut et fort, et surtout en prouvant par la magnificence de son oeuvre, que l'art américain pouvait avoir autant de valeur sinon plus que l'art européen, qui en imposait encore beaucoup, à son époque. Si un sentiment d'infériorité pouvait persister chez les américains, vis-à-vis les grands maîtres anciens et présents de la peinture des pays d'Europe de l'ouest, tout ce grand mouvement moderniste, dont O'Keeffe faisait partie, a contribué à le faire disparaître.
Pour son talent phénoménal, son art génial qui a fait école, son travail acharné, son grand courage, sa détermination farouche, son amour sans bornes pour son pays, Georgia O'Keeffe a mérité les plus grands honneurs qu'un artiste peut recevoir de son vivant. En 1977, le président Gerald Ford lui a remis la médaille de la liberté, et en 1985 elle a reçu la médaille nationale des Arts des mains du président Ronald Reagan. Un an après sa mort, le Georgia O'Keeffe Museum ouvrait officiellement ses portes, à Santa Fe. Une bonne partie de ses réalisations artistiques y sont exposées pour émerveiller les visiteurs qui ont été plus d'un million à lui rendre hommage jusqu'ici. Ghost Ranch est aussi devenu un attrait touristique, mais dans le respect de l'environnement. De toute façon, l'esprit de Georgia veille sur les lieux pour en préserver la beauté sauvage. Pour protéger surtout ce ciel si bleu dont elle disait qu'il serait toujours là, même après que les hommes auront tout détruit...
Pour accompagner le diaporama qui suit, j'ai choisi la chanson OUT IN NEW MEXICO de Heather Nova. Les paroles évoquent ces paysages chéris par Georgia O'Keeffe qui aurait d'ailleurs aimé être chanteuse : «Chanter m'a toujours semblé la forme d'expression la plus parfaite. C'est si spontané. Après le chant, il y a probablement le violon. Puisque je ne peux pas chanter, je peins».
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